mardi 11 février 2020

Die another Day






La tombe était une des premières juste après l’entrée basse du cimetière, c’est-à-dire quand on arrivait par la rue de son ancienne école. Une fois passé le portail gris on montait d’abord six marches, tout droit, puis il y en avait six autres, sur la gauche, en haut desquelles on tombait tout de suite sur l’enclos pour les fleurs fanées.

Deux robinets adossés au mur, une demi-douzaine d’arrosoirs en plastique vert qui remplaçaient les anciens en fer galvanisé. C’était là qu’il fallait bifurquer à droite. Huitième sépulture sur la gauche. Du granit brut. Quelques années après sa mère on avait rajouté son père dont le nom était gravé en lettres dorées sur la ligne inférieure. C’était pratique. Il suffisait de disposer les potées de chrysanthèmes d’une certaine façon pour que le haut des touffes masque la seconde inscription
On pouvait également se présenter par l’entrée haute, celle de la rue de l’église. Celle-là possédait un portail plus imposant, avec deux battants qui s’ouvraient en grand les jours d’inhumation, pour permettre au corbillard d’avancer le plus loin possible.

L’entrée basse offrait l’avantage qu’il n’y avait pratiquement pas à chercher. C’était tout de suite là. On naviguait sans instrument. Quelques pas suffisaient, et juste en haut des marches il suffisait de tourner la tête pour apercevoir la mer.

Il avait préféré attendre jusqu’à midi. La demie passée, même, pour faire bonne mesure. Dans son esprit, cela garantissait qu’il ne croiserait personne puisque c’était l’heure du déjeuner.

Son frère habitait un peu plus loin, une maison aux volets jaunes qu’il délaissait souvent l’été au profit d’une autre, dans le Morbihan, où l’eau avait la réputation d’être plus poissonneuse. Il avait sûrement des casiers à homards à relever – et sa belle-sœur de pauvres bêtes à ébouillanter d’une moue sadique.

Le boulevard descendait presque tout droit jusqu’au cimetière, décrivant un arc-de-cercle autour du village. Il portait le nom d’un explorateur célèbre mais dans son enfance la plupart des anciens continuaient d’employer l’ancien nom, Boulevard de Ceinture, parfois abrégé en un seul mot ridicule qu’il ne comprenait pas. C’était l’époque où il y avait encore des fossés des deux côtés de la chaussée, avec parfois une salamandre ou un crapaud écrasé.


Il y avait très peu d’arbres, seulement au début et vers le milieu, juste au niveau du square qui portait désormais le nom de ses quatre grands-oncles tombé pour la France. Il était donc bien chez lui, sur son territoire, et il pouvait reconnaître les moindres buissons comme s’ils étaient marqués de son empreinte. Devant lui, son ombre difforme était presque gênante, comme si un jumeau atrophié lui collait aux semelles – presque pas de jambes et deux moignons, les mains directement soudées au tronc. En quelque sorte, une version antérieure et peu enviable du cœlacanthe.


Il voulait se donner tout le temps d’arriver et prenait également celui de reconnaître les maisons, numéro après numéro. Il n’avait le souvenir d’aucune empoisonneuse, d’aucun suicide réussi, d’aucun meurtre. C’était un boulevard décent où l’on mourrait proprement, de toutes les façons possibles, et parfois la cause du décès avait un nom terrifiant ou mystérieux qui défiait la compréhension d’un enfant. Pour Monsieur Sécher, par exemple, il avait longtemps cru que l’hépatite fulminante était un champignon cousin de l’amanite phalloïde qu’on lui apprenait à reconnaître à l’école car il y en avait partout dans les bois qu’on pouvait confondre avec d’autres espèces comestibles.

Un peu plus bas, la maison toujours fleurie avec la boîte à lettres en forme de moulin à vent, c’était le tétanos, probablement à cause d’un rappel de vaccin négligé et d’une épine de rosier.

Sur le côté gauche, au 63, des Parisiens qui avaient fait construire début des années soixante-dix. Lui, un banquier qui passait tous ses après-midi à nager. Une fin d’après-midi sur la plage, des vacanciers installés à quelques mètres de lui avaient commencé à s’interroger, contrairement à d’autres qui le connaissaient un peu, ou suffisamment pour ne pas s’étonner de le voir rester allongé longtemps dos au soleil entre deux crawls, sur sa serviette. On avait d’abord cru qu’il s’agissait d’une simple insolation.

Au 65, le nom lui échappait mais c’était également arrivé un été, celui d’avant ou celui juste après l’infarctus sur le sable, un jour d’orage et de gros coefficient de marée. Plus précisément, un de ceux où la mer se retirait au plus loin qu’elle pouvait. La preuve, c’était qu’on distinguait la totalité des Pourceaux, c’est-à-dire deux rochers jumeaux à plus de cent mètres du bord, qui faisaient chacun la taille de trois hommes et dont on n’apercevait la plupart du temps seulement le tiers supérieur. L’homme avait le même âge que son père. On disait que sa femme avait rendez-vous chez le coiffeur, tôt le matin, qu’elle en avait au moins pour deux heures car c’était pour une permanente, et que l’orage était venu sans prévenir. Que si elle avait été présente, elle lui aurait interdit d’aller à la pêche aux moules, car contrairement à lui elle avait la tête sur les épaules. On savait seulement qu’il avait un crochet métallique pour soulever les rochers. Les témoins racontaient tous qu’il avait escaladé un des deux jumeaux, puis qu’au moment où il levait le bras en signe de victoire la foudre s’était abattue sur lui. En deux secondes c’était fini.

Il connaissait seulement la veuve, de vue, et la réputation qu’elle avait à l’épicerie, d’ausculter camembert sur camembert d’un index impudique.

Pour Monsieur et Madame Etourneau, au 34, il ne savait pas. Il n’avait jamais rien entendu dire à leur sujet. Mais cependant, il pouvait imaginer.

L’un et l’autre, n’avaient-ils pas la panse gonflée, le blanc des yeux d’un vilain jaune, très prononcé ? Les trois ou quatre fois où il était entré chez eux, il se sentait intimidé par la bouteille sur la table, une bouteille d’un litre de vin rouge avec une capsule en plastique rouge.

Ils ne se cachaient pas, buvant à petites gorgées devant lui, paisiblement, dans des verres sans pied. Monsieur Etourneau était presque toujours en pyjama. La maison sentait le lit jusque dans la cuisine, jusque dans la salle de séjour où, en face du canapé, ils avaient en photo un fils qui avait fait quelque chose.

C’était lui qui était dans un régiment de chasseurs ? Lui qui, une fois, alors qu’il arrivait juste en permission… ?

Sans qu’il sache s’il y avait un rapport, on avait parlé un jour de marché d’un soldat qu’on venait de mettre en prison, de la fille d’une salope qui ne valait pas mieux que sa saleté de mère. C’était dit d’une certaine façon pour qu’il ne comprenne pas mais il avait surpris un geste, des mots, une intonation.

Il accompagnait sa mère, qui attendait aux légumes. Au moment où la conversation prenait un tour trop précis, il était certain qu’elle avait préféré l’éloigner, lui demandant d’aller faire la queue à la volaille, mais cependant il était presque convaincu d’avoir saisi qu’il était question d’un bébé et d’une baignoire. N’était-ce pas comme la tante, qui, l’air embêté, venait parfois chercher son père pour faire un trou au fond du jardin parce que la chatte avait encore fait des petits ?


Pour Madame Verdier, on avait dit que c’était l’avarice, qu’elle avait la hantise de salir sa salle de bain, un véritable palais de marbre qu’elle lessivait deux fois par jour du sol au plafond. Là aussi, il y avait des témoins. On prétendait qu’elle et son mari ne se cachaient pas, au contraire. Qu’il était facile de les voir sortir de chez eux tous les soirs de juin à fin septembre, la serviette autour cou. Qu’ils marchaient d’un pas fier et se considéraient non seulement dans leur bon droit mais au-dessus de tout reproche puisqu’ils payaient leurs impôts locaux rubis sur l’ongle – une somme astronomique, soit dit en passant. Selon certains, leur manège durait depuis deux ans, mais d’autres parlaient du double. L’un ou l’autre, le résultat restait le même : l’eau était gratuite dans les douches du camping municipal et c’était là que Madame Verdier s’était brisée la nuque en glissant sur une savonnette oubliée sur le carrelage.


La dernière maison avant le cimetière, c’était la grande Adélaïde, toujours bien mise avec son impressionnant chignon jaune et ses ongles qu’elle continuait à vermillonner passé soixante-quinze ans, une femme terriblement coquette qui s’était mariée avec un officier anglais après la guerre. Un jour, pointant vers lui son buste avantageux, elle avait tenu à le mettre en garde en apprenant qu’il venait de dépasser la trentaine et n’était toujours pas marié. N’attends pas trop longtemps mon garçon, sinon il ne restera que du second choix. En quelque sorte, une prophétie.

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